Prix de vente abusivement bas : une première condamnation en pleine crise agricole
Le 22 février 2024, le tribunal de commerce de Bordeaux a condamné deux négociants à payer près de 350 000 € de dommages et intérêts à un vigneron médocain, en réparation du préjudice subi, considérant que ces négociants lui avaient fait pratiquer par l’intermédiaire de leur courtier des prix de cession de vin en vrac abusivement bas.
En pleine crise agricole et dans un contexte de surproduction des vins de Bordeaux, il s’agit de la première application judiciaire de l’interdiction de faire pratiquer par son fournisseur de produits agricoles ou alimentaires des prix de cession abusivement bas (article L. 442-7 du code de commerce issu de la loi EGAlim). Restera à attendre l’examen qui en sera fait par la Cour d’appel, l’appel de ce jugement venant d’être confirmé.
Le dispositif d’interdiction de cession d’un produit agricole à un prix abusivement bas a été modifié en 2019 dans le prolongement de la loi dite « EGAlim », afin d’en renforcer l’effectivité et l’applicabilité[1]. Il s’inscrivait dans la logique de renversement de la construction des prix et de prise en compte des coûts de production promus par cette loi. « L’esprit de la loi » a d’ailleurs été invoqué par le demandeur, à qui le Tribunal a donné raison.
Le jugement du 22 février 2024 rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux livre une première illustration de l’application concrète de cette disposition. Restera à attendre l’examen qui en sera fait par la Cour d’appel, l’appel de ce jugement venant d’être confirmé. Etaient en cause en l’espèce des contrats de vente de vin en vrac de l’appellation d’origine contrôlée (ci-après « AOC ») Médoc, conclus entre 2021 et 2022, entre un vigneron et deux sociétés de négoce, par l’intermédiaire d’un courtier.
Les négociants n’auraient pas laissé le vigneron produire de proposition sur les contrats selon le Tribunal.
La vente faite à un fournisseur qui vendrait volontairement ses produits à bas prix n’aurait en principe pas de caractère abusif. Pour que sa responsabilité soit engagée, l’acheteur doit avoir « fait pratiquer » un prix de cession « abusivement bas » aux termes de l’article précité. La question se posait ainsi de savoir comment le juge allait le démontrer.
L’un des négociants soutient que le producteur aurait librement consenti à céder son vin dans un contexte de surproduction et de déconsommation. L’autre mettait en avant le contexte très spécifique de la vente par le vigneron de tous ses actifs, et le fait que le chiffre d’affaires habituel du producteur étant essentiellement réalisé par la vente en bouteille. Ces arguments n’ont toutefois pas prospéré.
En termes de méthodologie, le tribunal de commerce de Bordeaux se base sur une analyse des échanges et documents précontractuels.
Le tribunal déduit de l’existence d’une lettre de confirmation rédigée par le courtier et acceptée par le producteur sans être précédée d’une proposition du producteur, et de l’absence de pièce démontrant le contraire, que le vigneron n’avait pas pu faire de proposition de prix. Selon le tribunal, l’acceptation sans discussion du prix pratiqué était une condition impérative de l’obtention de chacun des marchés.
Le tribunal a estimé en l’espèce que les deux sociétés de négoce n’avaient pas laissé le vigneron produire de proposition de contrats, et retenu sur cette base une violation de l’article L 631-24, II du code rural et de la pêche maritime, et de l’ article L. 442-7 du code de commerce.
Nota : La loi n°2018-938 du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous dite «EGALIM » était applicable à ces ventes, réalisées en 2021 et 2022 et ayant fait l’objet de contrats écrits.
C’est donc principalement sur la base du non-respect de l’obligation de faire précéder la conclusion d’un contrat par une proposition du producteur de la loi EGALIM, que le tribunal a caractérisé le fait que le prix aurait été « imposé » au producteur.
Des prix de cession jugés abusivement bas au regard des prix de marché en l’absence de proposition de contrat et d’indicateur interprofessionnel
Le tribunal devait ensuite examiner si le niveau de ces prix était « abusivement bas », en tenant compte notamment, en application de l’article L. 442-7 du code de commerce :
- des indicateurs de coûts de production mentionnés dans le code rural et de la pêche maritime ;
- de tous autres indicateurs disponibles dont ceux établis par l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires ou;
- des indicateurs figurant dans la proposition de contrat du producteur agricole dans le cas d’une première cession.
Or, aucun indicateur s’appliquant au cas d’espèce n’avait été publié par l’interprofession aux dires des parties, et aucune proposition de contrat n’avait été déposée.
Ont été ainsi écartés par le Tribunal de commerce :
- Les indicateurs du coût de production moyen du centre de gestion agricole et rural d’Aquitaine : l’échantillon observé n’était pas représentatif et les données non adaptées aux caractéristiques de la propriété de la demanderesse.
- Les coûts de production du vigneron : l’attestation versée n’était pas suffisamment détaillée (il n’était pas possible d’établir si les coûts sont directement liés à la production en vrac, il n’y avait pas d’indication sur les prix de vente pratiqués sur les autres livraisons en vrac).
Le Tribunal relève au surplus, par une formule générale, que les coûts de production sont propres à chaque exploitation, peuvent varier en fonction des décisions propres à chaque propriétaire, ainsi que de sa situation au moment de la vente.
On relèvera avec intérêt que selon le tribunal, il convient de tenir compte d’indicateurs de marché et non du coût de production propre au vendeur, sauf lorsqu’il a été mentionné dans une proposition de contrat préalable qui faisait défaut en l’espèce.
Ainsi, le tribunal s’est basé sur les prix du marché pour caractériser un niveau de prix « abusivement bas » alors même que le demandeur vigneron estimait que cela irait à l’encontre de l’esprit de la loi en ce qu’il reviendrait à établir un prix de référence inférieur au coût de production.
En établissant que les prix de vente moyens pratiqués entre les parties étaient inférieurs au prix de marché ainsi établis pour la même période, et que les acheteurs négociants ont fait pratiquer ces prix à leur fournisseur vigneron sans respecter le formalisme imposé par la loi à défaut de toute proposition contractuelle formulée par le producteur, le tribunal de commerce de Bordeaux a caractérisé un prix de cession abusivement bas et condamné les acheteurs à réparer le préjudice causé par ces pratiques à leur fournisseur de produits agricoles.
Ainsi, le tribunal de commerce de Bordeaux fournit une illustration de l’application de l’interdiction de cession des prix abusivement bas dans la situation particulière où faisaient défaut une proposition de contrat et un indicateur interprofessionnel.
L’analyse de ce jugement ne manquera pas de nourrir les débats en cours sur la question de la prise en compte des coûts de production dans la construction du prix de cession des produits agricoles.
Il conviendra de suivre avec attention l’appel de ce jugement, et de voir s’il ouvrira la voie à d’autres agriculteurs, notamment des agriculteurs en activité.
[1] L’exigence tenant à l’existence d’une situation de crise conjoncturelle a été supprimée, les modalités de prise en compte d’indicateurs de coûts de production précisées, et le dispositif a été étendu à tous les produits agricoles et denrées alimentaires.
Le jugement peut être consulté ici